France Culture - Philippe Meyer
Pour écouter l'émission du 23 Mai:
Retrouvez le site de l'émission sur www.franceculture.fr
23 Mai 2012
Auditeurs sachant auditer, ce n’est pas pour me vanter, mais il me semble que, si mai 68 fit des victimes, ces victimes furent les chèvres. Après « les événements », l’élevage de ces pauvres animaux devint l’horizon indépassable de quantité d’agités du bocal à la pensée torréfiée par des théories effervescentes. La plupart de ces adeptes d’un retour à une nature dont ils ne connaissaient pas grand’ chose mirent plus ou moins longtemps à faire échouer leur chimère et produisirent davantage de discours que de fromages. Il en est longtemps resté une suspicion de ridicule sur tout ce qui paraissait ressusciter une vision très idéologique de l’agriculture ou de l’élevage et que l’on suspectait de s’apparenter à une version relookée du discours sur « la terre qui ne ment pas ». Les premiers pratiquant de l’agriculture biologique eurent à affronter cette suspicion et il leur fallut des années pour ne plus être assimilés d’entrée de jeu aux baba-cool et à leur folklore.
Les Editions Montparnasse publient le DVD du film « La Clef des terroirs » consacré à une descendance passablement radicale des conceptions bio : la biodynamie appliquée à la viticulture. Il y a, dans ce documentaire de 82 minutes réalisé par un vigneron cinéaste, Guillaume Bodin, (et dans de passionnants bonus) de quoi abandonner nombre de préjugés et couper le sifflet à ceux qui croiraient que ce mode de travail de la vigne et du vin consiste à danser tout nu au clair de la pleine lune en répandant de la semence de crapaud sur les ceps tout en chantant des invocations à d’anciennes divinités.
Non qu’il n’y ait parmi les adeptes de la biodynamie certains doctrinaires bardés de certitudes ésotériques, mais on commettrait une lourde erreur à donner trop d’importance à ces exagérés. C’est au contraire la capacité à douter, à essayer, à chercher à comprendre, à prendre acte de phénomènes que l’on ne parvient pas à expliquer qui caractérisent les protagonistes de ce documentaire. Ce n’est pas une idéologie qui les a conduit là où ils sont, c’est le constat de l’épuisement des sols par l’agriculture intensive et le refus de poursuivre dans cette voie destructrice. Il leur a fallu mettre au point par eux-mêmes les voies et moyens de cette sortie de route. Lorsqu’ils se lancèrent dans la viticulture, en effet, il ne restait presque plus d’anciens pour leur transmettre le savoir faire d’avant l’agriculture chimique, d’avant l’époque où le vigneron devint un super tractoriste épandant désherbants et produits phytosanitaires sans quitter le siège de son engin et récoltant le raisin du haut d’une machine à vendanger.
Entre Epicure et Platon, entre les monistes et les dualistes, c’est en penchant pour le premier qu’ils ont élaboré leurs pratiques, c’est à dire en considérant leur vigne comme la partie d’un tout et en s’attachant d’abord aux rapports entre leur terroir et leurs cépages. Ce faisant, ils ont rendu à l’ensemble de la viticulture un service que souligne l’heureux copropriétaire de la Romanée Conti, Aubert de Vilaine, au détour de ce documentaire. Reste ce qui constitue, par rapport à l’agriculture biologique, les pratiques les plus radicales : le refus de toute utilisation de fertilisants, d’insecticides, d’antiparasites ou de virucides d’origine industrielle. Un esprit cartésien admet difficilement que 300 grammes de bouse de vache enfouis pendant un hiver à 20cm de profondeur dans la corne d’un animal ayant eu au moins un petit et dilué dans 110 litres d’eau puissent fertiliser par pulvérisation une vigne de 3 hectares, même si on lui explique que la corne de bouse contient alors 500 millions de bactéries au gramme. Ou que la tisane de pissenlit ou de prêle renforce le système immunitaire du raisin. Cependant, l’esprit cartésien, qui est de bonne foi, constate que ça marche. Aussi médite-t-il, tourmenté, ce mot de Fontenelle, l’auteur des « Entretiens sur la pluralité des mondes » : « si la raison dominait sur la terre, il ne s’y passerait rien ».
Le ciel vous tienne en joie.
Par Philippe Meyer.